Tout commence par un croquis

Les 78 architectes du Duomo de Milano

Inspiration 08 mars 2023

Tout commence par un croquis. Toutefois, il reste à voir comment ce croquis méticuleux prend vie par la suite. Imaginez que vous conceviez quelque chose – une cathédrale, dans le cas présent – et qu’ensuite, il faille encore six cents ans avant que la construction ne soit réellement « finie ». « Finie », parce qu’après six siècles, il semble que la réalisation de tous les détails n’ait pas été achevée. Est-ce encore votre projet ?

Libérée du tyran 

En 1386, une procession dirigée par Gian Galeazzo Visconti arrive à Milan. Son oncle alors régnant, le tyran Bernabò Visconti, pense pouvoir rire de son neveu ridicule avec sa procession, mais peu de temps après, il est déposé et enfermé dans une prison.  

Gian Galeazzo Visconti
Gian Galeazzo Visconti – source : catalogue de tableaux

La fierté de la population

La population est libérée du tyran, mais le nouveau comte de Milan ne veut pas s’arrêter là. Deux semaines plus tard, avec l’archevêque Antonio da Saluzzo, il commence la construction d’une cathédrale gigantesque au cœur de Milan, qui doit devenir la fierté de la population : le Duomo de Milano. 

The Duomo di Milano
Le Duomo de Milano au 21e siècle – source : Hanaa Turkistani

Le style d’architecture lombard 

Quatre édifices se dressent à l’endroit où cette nouvelle structure doit être construite. Trois seront démolis, le quatrième servira de carrière. Le projet  original pour la cathédrale prévoyait une construction en briques décorée avec un revêtement en terre cuite, probablement comparable aux églises telles que celle du Carmel à Milan.  

Chiesa del Carmine
Église du Carmel – source : Wikipedia

Le premier architecte : Simone da Orsenigo 

Ce style gothique lombard fut choisi par le premier ingénieur en chef du Duomo de Milano. De 1387 à 1389, Simone da Orsenigo dirigea les quelques trois cents employés de la Fabbrica del Duomo, l’institution seule responsable de la construction et de la reconstruction de la cathédrale encore aujourd’hui. Plusieurs autres architectes travaillèrent à ses côtés pendant cette période. 

Une nouvelle vision 

L’automne 1387 marque un tournant décisif : Gian Galeazzo Visconti, qui en deux ans, a déjà conquis presque tout le nord de l’Italie et a marié sa fille Valentina au frère du roi de France, décide de transformer ce support publicitaire – le Dôme – en un symbole royal.

Viscontiade nouvelles idées sur le style du Dôme. Il donne à la Fabbrical’accès exclusif à la carrière de Candoglia, où tout le marbre a été extrait pour la cathédrale jusqu’à aujourd’hui. Cela représente un changement par rapport au projet roman original, qui devait être réalisé en briques. En quelques années, le projetd’Orsenigo,à savoir la base pour la cathédrale, a considérablement changé. 

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Transport de la carrière de Candoglia, des siècles après l’attribution de Visconti, qui est encore la source de tous les marbres pour le Dôme – source : duomomilano.it

Un style moderne, un architecte moderne 

Ce nouveau style architectural requiert aussi une nouvelle mentalité et de meilleures compétences techniques. En 1389, Visconti désigne un nouvel ingénieur en chef, qui modifie encore le projet d’Orsenigo pour le rapprocher de ce qui était considéré comme l’architecture moderne en Europe à l’époque, un style qui n’était pas encore largement accepté dans cette région. La maçonnerie et les piliers seront donc construits « en caisson » : les murs porteurs extérieurs en marbre de Candoglia seront remplis de pierres à l’intérieur. 

Le cinquième architecte : Nicolas de Bonaventure 

Nicolas de Bonaventure, le cinquième architecte à travailler sur le Dôme, apporte au projet gothique lombard une touche de gothique rayonnant. Le gothique rayonnant, souvent vu comme une partie ou une succession du gothique tardif français, signifie littéralement gothique « lumineux ». L'effet de la lumière et la transparence sont essentiels, les rosaces sont un point de reconnaissance important. 

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Exemple de gothique rayonnant à la Sainte-Chapelle, Paris – source : Wikipedia

Bien que Bonaventure n’ait travaillé qu’un an à la construction du Dôme, son empreinte française sur la cathédrale est clairement visible. Son goût français se reflète dans les piliers élégants, les socles et les trois grandes fenêtres de l’abside. 

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L’une des fenêtres de l’abside du Duomo de Milano – source : MariMoon

Un modèle mathématique 

Le travail avance constamment, mais pour finir les piliers et placer les chapiteaux, il faut encore déterminer leur hauteur. Plusieurs architectes et mathématiciens, dont Heinrich Parler et Gabriele Scovaloca, abordèrent la question en 1391, une année pendant laquelle au moins cinq autres architectes travaillèrent au Dôme. 

Le modèle de Scovaloca reste le plus proche de la tradition de construction lombarde et devient ainsi le modèle gagnant. Nous observons fréquemment cette façon de travailler dans l’histoire du Dôme : pour résoudre un problème, on demande à plusieurs savants de toute l’Europe de proposer une solution, et la meilleure option est adoptée. Le projet de Scovaloca est même cité plus tard dans la traduction italienne de l’ouvrage De architectura de Vitruve, par Cesariano au 16e siècle. 

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Le projet de Scovaloca, tel qu’il est cité dans la traduction italienne de l’ouvrage De architectura de Vitruve, par Cesariano au 16e siècle – source : Histoire de Milan

Le huitième architecte : Jean Mignot 

À ce stade, il devient de plus en plus difficile de suivre les architectes qui travaillèrent au Dôme et leur période d’intervention. Il n’est donc pas certain que Jean Mignot soit précisément le huitième architecte, mais en 1399, un ingénieur français est appelé pour trouver une solution pour le travail qui doit être effectué à des sommets toujours plus élevés. 

Jean Mignot n’est pas satisfait de ce qui a été construit jusqu’à son arrivée. Il appelle la construction un « pericolo di ruina » (un risque de ruine) : selon lui, toute la construction est sur le point de s’effondrer. Malgré le fait qu’elle se soit révélée meilleure que prévu, la « désintégration » est complètement inversée entre 1400 et 1401, et la vision de l’architecte progressiste aide à utiliser de meilleures techniques et méthodes de travail. 

33 architectes et une pause de 80 ans

Jusqu’à la mort de Visconti en 1402, la construction de la cathédrale progressa rapidement. Après cela, cependant, le processus s’arrêta. Pendant les huit ans qui suivirent, seules quelques parties de la cathédrale alors à moitié finie furent achevées, incluant deux tombes, les fenêtres de l’abside, la nef et les collatéraux jusqu’à la sixième travée. À cette époque, soixante-six ans ont passé, et trente-trois architectes ont tenté de donner leur vision à la cathédrale. 

Des choix religieux 

Après l’apparition de quelques noms intéressants, comme celui de Léonard de Vinci – qui, à la fin, retira son projet de dôme – nous faisons un saut dans le temps. Charles Borromée devient le nouvel archevêque. Il a de fortes convictions religieuses et fait retirer de la cathédrale les tombes de plusieurs de ses prédécesseurs. 

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Charles Borromée – source : Wikipedia

Le quarante-septième architecte : Pellegrino Pellegrini 

En 1571, Borromée désigne Pellegrino Pellegrini comme ingénieur en chef ; c’est environ le quarante-septième architecte. Ensemble, ils œuvrent pour donner un nouvel aspect à la cathédrale, qui mette en valeur la nature romaine-italienne de l’édifice et de la population. Le style gothique de la cathédrale n’est pas encore accepté parce qu’à l’origine, il est protestant dans un style germanique. Le style renaissance est roman, catholique et c’est donc la bonne direction à suivre, selon Borromée et Pellegrini. 

La façade de Pellegrini 

Comme la façade est encore inachevée et qu’elle représente la partie la plus visible de la cathédrale, il faut résoudre cette question avant tout. Pellegrini conçut une façade de style romain, dans lequel le style gothique qui dominait depuis des siècles, fut pratiquement caché. Il fallut attendre 1615 pour qu’un accord soit finalement atteint et que les bases d’un nouveau projet soient jetées. 

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Projet romain pour la façade conçue par Pellegrino Pellegrini, qui ne fut jamais réalisé – source : Histoire de Milan

Le cinquante-deuxième architecte : Fabio Mangone  

Frédéric Borromée reprend les travaux là où son prédécesseur s’est arrêté, et sous la direction des ingénieurs en chef, Richini et Fabio Mangone, le cinquante-deuxième architecte au moins, le projet de Pellegrini est affiné et poursuivi. 

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Projet de Richini et Fabio Mangone, la version affinée de la façade de Pellegrini – source : Histoire de Milan

Le soixante et unième architecte : Carlo Buzzi 

Cependant, il ne fallut pas longtemps avant que le nouvel architecte de la Fabbrica, Carlo Buzzi, prenne une décision radicale en 1649 : redonner à la façade son style gothique original. Des piliers gothiques larges et des clochers sont ajoutés au projet et l’angle du toit de 90 degrés est à nouveau accentué, comme dans le projet original de Simone da Orsenigo. 

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La façade du Dôme vers 1682, après la réalisation des plans les plus ambitieux, n’est pas encore très impressionnante – source : Histoire de Milan

Le soixante-septième architecte : Francesco Corce 

En 1765, la cathédrale a très peu de flèches. Toutefois, on décide de construire la flèche principale, jusqu’à une hauteur vertigineuse de 108,5 mètres. L’architecte Francesco Croce réalise le projet dans le style gothique afin de conférer à la ville force et pouvoir. Au sommet de la flèche se trouve la Madonnina, un emblème pour les Milanais encore aujourd’hui, et un appel à continuer de regarder vers le ciel. 

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La Madonnina – source : inconnue

Un ordre de Napoléon 

Le 20 mai 1805, Napoléon donne l’ordre de finir enfin la façade de la cathédrale. Il sera couronné roi d’Italie six jours plus tard, et dans son euphorie, il promet de supporter tous les coûts de la fin des travaux de la façade de la cathédrale. La Fabbrica vend toute sa propriété immobilière mais elle ne recevra aucun paiement. Entretemps, la statue de Saint Napoléon regarde vers la ville de l’une de ses tours, avec une expression de gratitude pour sa promesse d’aide financière. 

La façade de Buzzi

Le plan de Buzzi pour la façade de 1649 sera réalisé dans les années qui suivent. Bien qu’une partie du travail soit effectuée par Francesco Soave, environ le soixante-neuvième architecte, c’est aux architectes Carlo Amati et Giuseppe Zanoja, les architectes numéro soixante-treize et soixante-quatorze, que l’on attribue l’achèvement de la façade du Duomo de Milano. 

Les dernières étapes  

Au 19e siècle, la construction de nombreuses tours, pinacles, flèches, statues et arcs fut complétée. En 1884, la façade fut restaurée, et cela comprenait l’installation de la première des célèbres portes, la porte de Pogliaghi. 

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Une des portes en bronze du Dôme – source : vwalakte freepik

C’est seulement lorsque la dernière porte fut inaugurée le 6 janvier 1965, que la construction du Duomo de Milano fut vraiment achevée. Mais même aujourd’hui, la Fabbrica ne s’arrête pas. Restaurer et conserver l’une des plus grandes cathédrales du monde est un processus sans fin. 

Du croquis au résultat « final »

Le résultat final – 11.700 mètres carrés, 135 tours, 3.159 statues, 55 vitraux, 96 gargouilles – représente un projet où de nombreux styles architecturaux sont mélangés. En plus des 78 architectes et ingénieurs renommés, des milliers d'autres personnes, des ouvriers aux experts, ont contribué à la construction de cette cathédrale emblématique. 

On peut discuter de la mesure dans laquelle le projetd’Orsenigoa été préservé. En général, l’édifice peut correspondre au tout premier croquis, mais peu de détails seront exécutés de manière précise. L’édifice est « fini » pour le moment, mais il est possible qu’il n’ait pas encore rencontré son dernier architecte. 

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